Relation œuvre d’art-spectateur
« C’est un temps accéléré qu’on trouve dans ces pièces, et un temps bouleversé. C’est un type de temps avec lequel je n’ai jamais été impliqué dans aucun autre espace auparavant. Et en ce sens, il y a une rupture entre le temps normal et celui qui est ressenti dans ces pièces. Mon intention n’est pas de paraître ésotérique, mais c’est comme ça. C’est comme un saut altéré dans le temps, il n’est ni linéaire, ni narratif. Mais c’est ce qui se passe toujours avec l’art. L’art construit une relation avec le temps qui ne se produit pas dans d’autres domaines »1.
Introduction
La Matière du temps invite le visiteur à explorer la sculpture en la traversant, en se promenant à l’intérieur et tout autour. La disposition des pièces dans la salle progresse depuis une ellipse relativement simple jusqu’à la complexité d’une spirale. Le titre, La Matière du temps, se réfère au temps de perception ou esthétique, émotionnel ou psychologique, différent pour chaque personne, qui dépend du mouvement à travers l’espace. L’installation est organisée de manière à ce que lorsque le visiteur entre dans la salle, il pénètre dans l’espace sculptural. La disposition des pièces – des formes les plus simples aux plus complexes – permet de percevoir l’évolution du travail sculptural de Richard Serra (San Francisco, États-Unis, 1938). Le visiteur parcourt les différents paysages – étroits et larges, comprimés et dilatés, fermés et ouverts – sans savoir vers où il se dirige. Il sait d’où il vient, mais pas où il va : il doit créer son propre chemin. Il n’existe pas de formule unique pour parcourir l’œuvre, chaque personne la vit de manière différente. Il n’y a pas de vision fixe, de parcours prédéterminé, pas de point de vue unique. Une fois qu’on pénètre dans l’œuvre, on perd tout repère et on ne sait plus ce qu’il y a devant, la perception est toujours fragmentée. Le balcon du second étage offre une vue panoramique sur l’ensemble complet, révélant l’emplacement concret des sculptures. Pourtant, comme l’artiste l’affirme, « l’élévation des pièces demeure toujours en partie occulte ».
L’installation comporte deux Torsions elliptiques (Torqued Ellipses, 1996–). Pour expliquer à vos élèves ce qu’est une torsion elliptique, faites-les imaginer une figure ovale ou une ellipse sur le sol et une autre de mêmes rayon et dimensions dans l’air, au-dessus, mais incliné de 60º par exemple par rapport au sol. Ensuite, imaginez une plaque qui entoure et réunit les deux ovales. La forme qui en résulte est cette pièce. Il y a deux types de torsions elliptiques, la simple et la double ; cette dernière est formée de deux torsions simples, l’une dans l’autre. Depuis l’extérieur, on n’observe aucune ligne verticale dans toute la hauteur. Lorsqu’on marche à l’intérieur, les parois s’inclinent parfois vers l’intérieur, parfois vers l’extérieur, dans un jeu de rapprochement et d’éloignement. Les plaques d’acier se plient jusqu’à atteindre une tension extrême et former une peau qui enveloppe l’espace elliptique. C’est une forme géométrique qui n’existait pas avant, ni en architecture ni en sculpture. Cette forme innovante donne à l’acier une apparence de matériau extrêmement flexible et dynamique.
Les Torsions elliptiques comme les Spirales semblent être en mouvement perpétuel et entraînent le spectateur dans leur mouvement. Ce mouvement consiste en une rotation sur leur propre axe, dans laquelle la pièce tourne du bas vers le haut sans que son rayon ne change. « Ce sont des formes torses dans lesquelles il faut entrer et bouger pour comprendre leur torsion, et lorsque nous bougeons, elles aussi bougent, de sorte qu’on est toujours en train d’essayer de les attraper »2.
Ce type de pièces représente une évolution par rapport aux œuvres précédentes comme Serpent (Snake, 1994–97), où la section conique est la seule unité constructive principale. Pour expliquer la section conique à vos élèves, dites-leur d’imaginer qu’ils se trouvent à l’intérieur d’un espace en forme de pot de fleur (les parois s’inclinent vers l’extérieur) ou en forme d’abat-jour de lampe (les parois s’inclinent vers l’intérieur). Dans les deux cas, il s’agit d’un fragment de cône, qu’il soit inversé ou droit, dont le rayon de cercle des deux ouvertures diffère. L’installation de plusieurs plaques d’acier successives qui s’inclinent chacune dans une direction ou dans une autre donnent l’impression qu’on marche à l’intérieur de la forme d’un pot de fleur, et ensuite, à l’intérieur de la structure de l’abat-jour d’une lampe. Ainsi se crée un mouvement en forme de couloir, produit par l’élongation d’une section conique. La section conique a souvent été utilisée en architecture, mais pas l’unité constructive des Torsions elliptiques ou des Spirales, dans laquelle le rayon ne change pas et où aucune ligne verticale perceptible n’existe.
Les deux œuvres finales de ce développement ont été créées à partir de sections de tores – surfaces en forme de flotteur ou donuts – et de sections de sphères. Ces formes combinées entre elles créent des espaces et des passages qui produisent différents effets sur le mouvement et la perception de l’observateur. Les pièces se transforment de manière tout à fait inattendue au fur et à mesure que le visiteur les parcourt et les contourne, créant une sensation d’espace en mouvement, vertigineuse et inoubliable. Le titre, La Matière du temps, se réfère d’une part au temps chronologique que le visiteur met à parcourir et observer l’installation du début jusqu’à la fin, et de l’autre, au temps ou à la durée de l’expérience, aux fragments de souvenir physique et visuel qui perdurent pour se recombiner. Au temps de perception ou esthétique, émotionnel ou psychologique, de l’expérience sculpturale. « Quelle que soit cette expérience, elle dépendra de la disposition de chaque personne à remémorer sa propre histoire de connaissance de différents lieux, espaces, temps, emplacements, etc. » 3. Ce qui intéresse Serra, c’est l’expérience de la perception, une expérience qui dépend du mouvement à travers l’espace et le temps. Ces sculptures, dont l’aspect extérieur ne laisse rien anticiper de leur forme intérieure, ont besoin que le spectateur s’implique dans le mouvement de la sculpture pour l’appréhender et la connaître en totalité. Pour l’artiste, la signification finale de l’œuvre réside dans sa capacité à enrichir l’expérience et à provoquer des changements. « Ce que je veux, c’est que mon œuvre de Bilbao ne soit pas perçue seulement comme une production esthétique de plus. Si elle se convertit en lieu de référence pour des gens aux idées diverses et que ma sculpture est l’expérience qui leur permet de se rencontrer, formidable. J’aimerais que cette installation soit un espace public, ouvert, où chacun puisse venir, surtout les jeunes. Mais à moins que l’œuvre ne soit formellement innovante, rien ne changera. Il faut qu’elle soit formellement innovante pour qu’elle puisse transformer les perceptions, les émotions et l’expérience »4.
1 Richard Serra. Interview réalisée à R. Serra dans Richard Serra. Escultura 1985–1999, cat. expo., Musée Guggenheim Bilbao, Bilbao, 27 mars – 17 octobre 1999, page 212.
2 Ibid., page 210.
3 Ibid., page 208.
4 Conversation avec Hal Foster, octobre-novembre, 2004.
Preguntas
Avez-vous déjà pénétré à l’intérieur d’une sculpture ? Racontez l’expérience. Comment imaginez-vous que vous vous sentiriez en marchant à l’intérieur de ces pièces de Serra ? Pourquoi l’artiste souhaite que nous marchions à l’intérieur et autour de ses sculptures ? Que peut apporter une sculpture qui peut être parcourue à l’intérieur ?
Sur un tableau, dessinez un cône déplié. Coloriez sur lui une section : vous verrez apparaître une forme similaire à celle d’un pot de fleur ou d’un abat-jour de lampe dépliés. Comment croyez-vous que vous vous sentiriez à l’intérieur d’un pot de fleur géant ? Si vous marchiez en revanche à l’intérieur de l’abat-jour d’une énorme lampe, les parois s’inclineraient sur vous pendant tout le parcours. Comment vous sentiriez-vous alors ?
Dessinez une torsion elliptique à partir de deux ellipses mises l’une en face de l’autre. Que vous suggère cette forme ? Cherchez des adjectifs pour la décrire. Pourquoi l’artiste est intéressé à travailler avec cette forme ? Dans la visite du Musée, en parcourant la sculpture, vous verrez comment la forme s’incline vers l’intérieur, autrement dit, vers vous, et vers l’extérieur, s’éloignant de vous. Comment croyez-vous que vous vous sentirez dans son intérieur ?
Enfin, dessinez une spirale sur un tableau : commencez par un point et dessinez une ligne courbe qui tourne autour du point en s’éloignant de plus en plus. Comparez-la aux formes antérieures. Comment croyez-vous que vous vous sentiriez à l’intérieur d’une spirale ?
Le jour de la visite, invitez vos élèves à parcourir l’installation, par l’extérieur et par l’intérieur. Après avoir exploré l’œuvre, demandez-leur d’écrire des phrases pour décrire leur expérience pendant qu’ils interagissaient avec les sculptures : quelles pensées et sensations avez-vous expérimenté pendant que vous marchiez à travers l’espace ? Qu’est-ce qui selon vous a provoqué ces sensations ? Demandez à vos élèves de lire leurs réponses à voix haute. Quelles similitudes ou différences trouvez-vous entre les réponses ?
Une fois que vous aurez exploré la salle à fond, montez au balcon du deuxième étage et observez les pièces du haut. Comment varie votre perception en les voyant du haut ? Quelle expérience préférez-vous ? Débattez entre vous vos préférences.
Cherchez des adjectifs qui décrivent le temps. Commentez comment la perception du temps peut varier suivant l’expérience vécue ; ainsi un moment objectivement très court peut paraître très long. Avez-vous déjà ressenti cette sensation ? Et inversement ? Partagez vos expériences.
La torsion elliptique est une forme qui n’existait pas auparavant, ni en architecture ni en sculpture. Qu’est-ce qui a bien pu pousser Serra à l’inventer ? Pourquoi utilise-t-il cette forme si innovante dans ses sculptures ?
Commentez le titre : La Matière du temps : que vous suggère-t-il ? Pourquoi a-t-il été choisi par l’artiste ? Quels autres titres vous paraîtraient appropriés pour cette œuvre ?